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Rapporteur Michel Rocard 06:35-23:25
Merci Monsieur le Président, je crois en effet que ce vote est tout à fait important. Je commencerai par dire que s'il n'y avait eu que le désaccord interne au Parlement et le fait que ce désaccord était à peu près moitié moitié, je ne suis pas sûr du tout que le résultat aurait été ce qui vient de se passer. L'argument de plus qui a donné une telle extension et un tel enthousiasme à la décision de rejet, c'est la volonté du Parlement de faire ce que le Président vient de décrire : d'envoyer au Conseil et à la Commission un signal de grande vigueur : vous n'allez pas continuer à traiter le Parlement comme vous l'avez fait. Sur ce dossier là : mépris total arrogant et sarcastique de la Commission et du Conseil en public des arguments et des positions choisies par le Parlement en Première lecture ; rédaction de la proposition pour la deuxième lecture par la Commision sans consultation aucune du Parlement, de ses porte-paroles de ses rapporteurs et de ses rapporteurs fictifs, aucune ; et enfin tentative même d'étouffer le débat au Conseil, où à trois reprises -- alors qu'il n'était pas mûr -- la Commision a poussé à essayer de le faire adopter sans débat, c'est-à-dire en point A.
Mesdames et messieurs les journalistes, l'Europe est ostensiblement en crise, notamment dans mon pays, mais vous avez vu que l'inquiétude commence à percer jusqu'au Luxembourg... Je suis convaincu pour ma part que l'insuffisance de démocratie en Europe est une composante non négligeable de cette crise. Et j'affirme ici que le Conseil par la manière dont il se comporte fréquemment mais surtout dans ce dossier, où c'est exemplairement scandaleux, porte une grande responsabilité dans cette crise et je remercie beaucoup Monsieur le Président du Parlement européen, mon ami Josep Borrell, d'avoir décidé d'attirer votre attention sur cette importance.
Ce rejet prend aussi une grande importance quant à la substance même du sujet. D'abord il s'agit d'un problème de demain ; je me bats sur un problème de demain et non pas d'un problème d'hier, ce qui soulage un peu de ce que sont trop souvent les tristounettes salades politiciennes nationales auxquelles nous assistons beaucoup. Nous sommes sur aute chose et c'est plus lourd. L'enjeu économique du débat sur la brevetabilité des inventions aidées par ordinateur est à quelques dizaines de milliards de dollars par an selon la solution choisie. Vous le savez sans doute, c'est probablement l'un des plus gros dossier, du point de vue de l'ampleur, que le Parlement ait jamais eu à traiter. Sur le plan éthique -- mais oui, éthique ; ou d'abord éthique --, c'est tout le problème de savoir s'il est possible dans le domaine immense, complexe, mal maîtrisé, des nouvelles techniques de traitement de l'information, de préserver des principes aussi essentiels, aussi fondamentaux, que la liberté de circulation des idées et la préservation de la concurrence -- puisqu'un brevet est un monopole.
J'arrive maintenant, mesdames et messieurs, à une vraie question pour moi-même : est-ce que je rentre dans le détail du sujet. Car il est complexe. Sujet essentiel, mais terriblement compliqué. On a été à l'école pendant deux ans au Parlement européen, et moi-même qui ne connaissais rien au sujet il y a trois ans, j'aime mieux vous dire qu'il a fallut que j'apprenne. Je vais essayer de toucher à la substance de cette affaire au plus bref.
Depuis 6OOO ans l'humanité n'a guère progressé. Moralement, elle aime toujours à s'entretuer. On ne sait pas si elle a progressé esthètiquement : toute la beauté du monde est déjà soit à Lascaux soit dans la haute Egypte. On compare : il n'y a pas de progrès. Le seul progrès connu, il est technique. Comment s'est-il fait ? Par la copie et le développement de nouveaux savoirs par l'enrichissement de cette copie. Cela a entrainé, quand on a commencé à vouloir rémunérer les producteurs et leur donner leurs droits sur leurs oeuvres, à créer le droit d'auteur, qui est une protection de la rémunération du créateur et une protection aussi de son droit moral de ne pas voir son oeuvre détériorée ou dénaturée de son vivant. Puis, l'esprit inventif de l'humanité s'est mis à inventer des choses plus complexes, des objets notamment, dont l'invention comportait une mise en jeu, soit de matière, soit d'énergie. soit d'outillage, soit des trois, il fallait être payé et rémunéré. Donc il y avait un coût. Alors que les inventions littéraires, poétiques, musicales -- les inventions mathématiques aussi -- n'ont pas d'autre coût que la qualité d'une cervelle, une feuille de papier et un crayon. On a même inventé le brevet. Depuis le brevet, la ligne de départage est claire. On ne brevette pas les notes d'un accord de musique ; on ne brevette pas les rimes d'un poème ; on ne brevette pas -- c'est le grand Einstein qui l'a dit lui-même : une formule mathématique n'est pas brevetable.
Un logiciel n'est qu'une collection de formules mathématiques. Il y a même un art d'écriture : ils se lisent entre mathématiciens --ce talent m'échappe -- mais on ne brevette pas les logiciels. C'est même écrit en toutes lettres dans l'article 52, paragraphe 2 de la Convention de 1973, signée à Munich, et qui régit les brevets en Europe et a créé l'Office européen des brevets. Depuis la création de cette Convention, les choses ont évoluées. Et c'est là que j'arrive à la difficulté : des logiciels il y en a partout. Chacun d'entre vous doit avoir un portable sur lui -- nous souhaitons tous que vous l'ayez éteint le temps de cette conférence de presse --, je pense qu'il doit y avoir au moins cinquante à soixante logiciels dans chacun de vos portables. Ils sont incorporés. Il n'y a plus une machine à laver , il n'y a plus une voiture... enfin, nous vivons tous avec des logiciels partout dans nos poches -- sans même savoir qu'il y en a. Quant à l'idée de conduire une voiture automobile sans, pas possible non plus. La distinction est devenue dure à tenir. Le logiciel n'est pas brevetable. Mais il est vrai que petit à petit on a inventé des choses : le système de freinage ABS, les programmes de machines à laver... enfin, il y en a des quantités, dans lesquelles vous avez besoin de calculs. L'alimentation pour ce calcul est prise dans la nature, dans l'univers physique, par des capteurs -- appelez-les n'importe comment. Sur le freinage ABS, il faut donner l'indication que le sol est gelé ou verglacé ou pas, de l'angle de tournage de la voiture, de l'inclinaison de la voiture... Il y a des capteurs pour cela. Ils sont physiques, ils sont brevetables. Ils transforment en données compréhensibles par le logiciel ces informations. Le logiciel n'est pas brevetable. Il faut sortir du logiciel qui produit ces résultats de calcul dans la seule langue de l'ordinateur, que ni vous ni moi, ni une autre machine ne peuvent lire. À la sortie, on va produire une mise en mouvement d'une pièce, ou un signal lumineux, radio électrique ou électrique. Il faut aussi les effecteurs pour faire ce boulot, ils sont brevetables.
Soit un programme de machine à laver -- vous en avez chez vous. Le vôtre ne vous suffit pas, vous vous apercevez que sur le marché, il y a un progrès, inouï. Enfin pas vous, vos compagnes... Puisqu'il y a encore une certaine asymétrie dans le traitement familial du problème. Un nouveau programme va être flamboyant, il peut très bien résulter seulement du changement du logiciel, sans qu'il y ait eu aucun changement dans les capteurs d'informations qui alimentent le programme, ni dans les effecteurs qui font tourner. La définition d'un brevet comporte la description du résultat qu'on en attend de cette invention. L'invention étant le combiné des trois. Si le logiciel n'est pas brevetable, certains tribunaux et certains industriels peuvent être conduits à pleurer devant la disparition de leur brevets, puisque le changement du résultat par rapport à la phase initiale, disqualifie en tant que brevet l'ensemble de l'invention, puisqu'on lui fait dire autre chose. C'est rebrevetable. On peut redemander, puisque la description du résultat espéré fait partie de la revendication du brevet.
Mesdames et messieurs, cela n'a pas suffit aux grands mangeurs de brevets, que sont aujourdhui nos très grandes sociétés informatiques : Honneywell, Microsoft -- qui est champion dans l'affaire -- mais aussi Phillips, Alcatel, Nokia -- il y en a pour tout le monde. Et petit à petit, l'idée de breveter le logiciel lui-même, ou plutot l'idée de breveter l'ensemble -- les capteurs, le logiciel et les effecteurs -- dans des conditions où le logiciel soit partie prenante du brevet, s'est répandue. Pour votre information, toute la Silicon Valley, toute l'industrie informatique, toute l'industrie de création de logiciels est née et s'est développée pendant vingt ans sans rien de tel. La Silicon Valley est née sous le copyright, on n'en avait pas besoin [de brevets]. L'idée de breveter vient des États-Unis, où il n'y a pas de loi qui régit le sujet. C'est donc un comportement de l'Office américain des brevets, validé par quelques tribunaux de base. Aujourd'hui -- enfin il y a deux ans -- l'Office américain des brevets a lancé une étude sur le sujet et s'aperçoit que la détention de brevets par les grandes sociétés crée une difficulté d'accès, un coût, tels que les petites entreprises et les chercheurs individuels n'ont plus accès. Le caractère proliférant de la création chaque année des logiciels, dont 90% sont crées par des chercheurs individuels ou des PME diminue. On tue cette activité. Les grands se battent entre eux, et passent même entre eux des accords d'échange de patrimoine de brevets, pour se débarasser entre eux sur une filiaire industrielle précise, des effets désastreux de la politique de brevetage qu'ils imposent à tous les autres.
Nous sommes dans cette affaire des défenseurs de la concurrence -- le brevet est un droit à monopole -- en même temps que des défenseurs de la créativité et des moyens d'accès à cette activité chez les créateurs individuels et chez les petites et moyennes entreprises, tout comme nous continuons à défendre le principe constitutionnel de la libre circulation des idées. Vous voulez sourire : il y a cinq plaintes de la Cour suprême des États-Unis pour viol de la Constitution, c'est-à-dire viol de la liberté de circulation des idées, ce qui est pénal et vaudrait par exemple à notre ami Bill Gates, non seulement une grosse amende, mais probablement de la prison. Il s'agit d'un sujet sur lequel personne n'a envie de plaisanter, dont la gravité est énorme : c'est le statut du savoir dans la civilisation de demain. Va-t-on monopoliser le savoir, ce que l'on n'avait jamais fait jusqu'ici et qui explique le prodigieux développement de l'humanité.
Voila l'enjeu de ce débat. Nous ajoutons fermement à l'adresse de nos très grandes sociétés que nous ne pensons pas que la stratégie de constitution de grands patrimoines de brevets, dans laquelle elles se sont lancées les unes contre les autres, soit efficace à terme. La Chine produit deux millions et demi d'ingénieurs informaticiens chaque année. On ne tiendra jamais dans le rapport de force. Alors que la liberté d'accès aux logiciels serait une meilleure défense, bien entendu. Donc, nous contestons l'argument que vous avez entendu, qui est : ils vont nous faire faillite, ils vont nous affaiblir et ils vont faire gagner les Chinois et les Américains à nos dépends. Ce n'est pas vrai. D'autant d'ailleurs, pragmatiquement, que les sociétés en question, qui veulent se défendre, ont la possibilité de se faire breveter sous le régime chinois sur le marché chinois et de se faire breveter sous le régime américain sur le marché américain. Détail majeur : l'immense pays qu'est l'Inde -- de première importance dans nos activités -- vient de supprimer les brevets de logiciels chez lui. Dans cette affaire, le Parlement européen a pris conscience. Il y avait probablement quarante députés qui savaient de quoi on parlait quand tout à commencé il y a trois ans. Tout le monde est au courant maintenant. La découverte de ces enjeux a eu un effet complètement révélateur. Et nous avons travaillé, nous avons auditionné comme sur pas beaucoup de dossiers. Et puis nous avons eu un sentiment désagréable : la Commission, complice de Microsoft, et le Conseil des ministres, au recu des positions très majoritaires -- le Parlement était aux deux tiers pour changer la position en première lecture -- nous ont répondu avec sarcasme et mépris, mais jamais sur le fond. Nous avons eu l'impression qu'une phrase comme « que faites-vous de la liberté de circulation des idées ? » ou comme « considérez-vous comme prioritaire de maintenir partout, sur tous les marchés, la concurrence ? » est, par les ingénieurs et les financiers qui dirigent ces activités, du chinois ou de l'hébreu. Ce n'est pas leur vocabulaire. Leur vocabulaire est mathématifié, technique et il est producteur de profits. Nous nous sommes pas compris. Il y a un univers de méfiance.
Il y a derrière une autre discussion et je vais me permettre de lancer une gentille petite pique à mon ami Josep Borrell, notre Président : il vient de faire remontrance à la Commission du manque d'égard pour le Parlement lorsqu'avant un vote elle dit : « nous ne présenterons pas de nouvelles propositions ». En termes institutionnels, comme d'habitude, notre Président a raison profondément. Je vais vous faire une confidence entre nous -- ne la diffusez que modérement : la Commission ne peut pas. Les États sont loin d'être d'accord. Il n'y en a deux, l'Allemagne et les Pays-Bas -- pas n'importe lesquels -- où les gouvernements ont maintenu la position commune du gouvernement contre les majorités explicites de leur parlement, sur lesquelles ils se sont assis. Et il se passe aussi quelquechose sociologiquement sans précédent, je ne l'avais jamais vu de ma longue existence de responsable politique, je suis même passé au sommet, qui est un bon point d'observation : il s'agit d'un domaine dans lequel aucun de nos États ne disposent d'une administration équitable et impartiale. L'Agriculture ? L'administration d'État connaît les contradictions d'intérêts villes/campagnes, elle est à peu près équitable, elle essaie d'être impartiale, elle se fait engueuler pour ne pas l'être assez bien sûr. La fiscalité ? Naturellement. Tout, tout vous dis-je. Sauf ce point sensible et horriblement technique que sont les brevets, parce que ce sont les offices nationaux de brevets qui font les politiques nationales, sans qu'aucun gouvernement ne discute chez lui. J'ai, dans les débats sur ce sujet, provoqué à l'intérieur de la France des groupes de travail inter-ministériels, qui se sont déroulés sous la découverte de la stupéfaction : qui parlait ? au nom de quoi ? et sous quel mandat ? C'est vrai dans à peu près tous nos États.
Ce qui veut dire, mesdames et messieurs -- je m'excuse, j'ai été un peu long, mais il est difficile de ne pas l'être, j'ai voulu vous faire accéder à la compréhension de quelque chose d'inoui, où la bonne manière de comprendre c'est la philosophie, mais elle est étrangère au langage des acteurs. Toujours est-il que cette prise de conscience va se développer. Elle est liée à tous les problèmes que l'on voit sur l'éthique sur Internet. Elle est liée au respect d'une morale collective, d'une éthique collective, dans ce monde où tout est tellement technicisé, que la précision des contrôles échappe, qu'elle est difficile et que de toute façon il faut législativement redéfinir leurs points d'appuis et leurs extensions à ces contrôles, tout le temps. Ça fait partie de ce paquet : nous sommes des législateurs à la recherche d'une éthique, et ce sera la grandeur de l'Europe et son rebond que de traiter de ces problèmes qui naturellement ne sont plus à la hauteur de nos débats nationaux. Pardonnez-moi les quelques minutes de trop, mais j'ai aimé le sujet : ca n'échappe à personne.